Contribution à la réunion en ligne de l'Association des Secrétaires généraux de Parlements
25 Février 2021

La version orale fait foi


Le Parlement joue un rôle essentiel dans la vie démocratique. Mais est-il à même de remplir sa fonction en situation de crise, d’urgence, d’incertitude existentielle ?

Comment le Parlement doit-il réagir lorsqu’il est lui-même menacé par une pandémie, lorsque les dérèglements ou les perturbations menacent jusqu’à la vie des individus et de l’économie, jusqu’aux intérêts cruciaux du pays?

Comme dans tous les pays du monde aux prises avec la pandémie de COVID-19, les autorités et la population suisses se sont orientées, par une forme de tropisme naturel, vers le Gouvernement. C’est compréhensible car l’Exécutif est organisé pour répondre aux crises et garantir l’action immédiate et efficace de l’Etat. Il dispose à cet effet de l’administration et de l’expertise nécessaire.

Mais la pandémie l’a montré, une fois encore : dans un Etat démocratique, la concentration des pouvoirs dans les mains du Gouvernement, si elle peut se justifier dans une phase aiguë, ne saurait s’installer dans la durée. Elle doit être accompagnée de garde-fous parlementaires.

C’est l’éternel dilemme entre « urgence » et « légalité », entre « menace » et « Etat de droit », entre « préservation des dangers » et « protection des droits ».

En Suisse, le Parlement fédéral est l’autorité suprême du pays[1]. Il est compétent pour édicter les lois fédérales, décider des dépenses et contrôler le Gouvernement et l’administration. « Lorsque la sauvegarde des intérêts du pays l’exige»[2] ou «en vue de parer à des troubles existants ou imminents menaçant gravement l’ordre public, la sécurité extérieure ou la sécurité intérieure»[3], le Gouvernement peut faire appel au droit de nécessité et adopter des mesures qui ont force de lois.

Ce régime se fonde à la fois sur la Constitution fédérale et sur la loi sur les épidémies. Dans ces circonstances particulières, l’action du Conseil fédéral échappe de fait à l’examen de l’Assemblée.

Le Gouvernement peut également prendre des engagements financiers et décider de charges et dépenses d’investissement, sans consulter le Parlement. C’est le cas «si un projet doit être exécuté sans délai»[4] ou «lorsque (la) charge ou (la) dépense ne peut être ajournée»[5].

Finalement, le Gouvernement peut décider d’engager l’armée pour un service actif ou pour un autre engagement[6].

L’exercice de ce droit de nécessité est encadré par la Constitution et la législation fédérales. Le Gouvernement ne peut recourir au droit de nécessité que pour faire face à l’urgence de la situation et à un vide pour l’ordre public. Il doit prendre des dispositions proportionnées aux circonstances et respecter la constitution.

Si une situation de crise est appelée à durer, le Parlement adoptera une loi formelle pour remplacer les dispositions prises par le Gouvernement[7]. La validité des ordonnances gouvernementales prises en urgence varie entre six mois et un maximum de quatre ans[8].

Quand bien même le Gouvernement est libre de prendre ses décisions de manière indépendante, il ne peut pas agir seul. Avant de prendre certaines décisions, il doit consulter ou informer différents organes parlementaires. En retour, ces organes peuvent en tout temps lui poser des questions, lui communiquer leur appréciation et, le cas échéant, lui faire une recommandation. Leur avis n’est cependant pas contraignant et il n’engage pas la responsabilité du Parlement dans son ensemble.

Pour les finances, le Gouvernement ne peut débloquer de crédits urgents sans l’assentiment préalable d’une délégation parlementaire composée de députés des deux Chambres[9]. Son avis est contraignant.

Durant la pandémie, nous avons connu deux phases distinctes dans les relations entre le Gouvernement et le Parlement.

Dans la toute première phase qui a coïncidé avec le déclenchement de l’état de situation extraordinaire (mi-mars 2020), le balancier des pouvoirs s’est fixé du côté du Conseil fédéral qui a exercé pleinement son droit de nécessité pour parer à l’urgence. Les bureaux des Chambres fédérales ont décidé alors, à l’unanimité, de suspendre les travaux des conseils et des commissions parlementaires. Il s’agissait pour le Parlement d’éviter les foyers de contamination et de réorganiser ses travaux. D’emblée, les Bureaux ont clairement revendiqué leur droit de se réunir en tout temps et en tout lieu, indépendamment des interdictions de rassemblement décidées par le Gouvernement. En effet, notre constitution exige explicitement la présence physique de la majorité des députés pour pouvoir valablement délibérer[10]. Les Bureaux n’ont pas voulu y déroger.

Durant cette première période, le Gouvernement a pris toute une série de mesures sanitaires, économiques et sociales impliquant des engagements financiers de plusieurs milliards de francs. Pour permettre la libération des crédits urgents, le Gouvernement a dû requérir l’approbation de la Délégation parlementaire des finances qui est un organe conjoint des deux Chambres. Cette dernière a procédé à plusieurs auditions et demandé des rapports et des rapports d’information complémentaires.

Pour le reste, le Parlement s’est tenu à l’écart du travail législatif pour se concentrer sur son activité de contrôle. Ainsi, pendant les deux dernières semaines de mars, il a posé 56 questions au Conseil fédéral au sujet du coronavirus. Dès le début du mois d’avril, les commissions parlementaires ont repris leurs travaux, en partie par visioconférence, et adressé 44 demandes de renseignements ou mandats au Gouvernement. Elles ont aussi mené de nombreuses auditions et demandé des rapports.

De leur côté, les Bureaux des conseils ont décidé, fin mars et début avril, que les plénums des Chambres fédérales siégeraient à l’extérieur du Palais dans des salles de conférence où les règles de distanciation pouvaient être respectées.

Lors de la première séance plénière après la déclaration de la situation extraordinaire, le Parlement a adopté, a posteriori, les crédits engagés par le Gouvernement. Il a également approuvé le recours à l’armée en service d’appui. Durant cette session extraordinaire, les députés et les groupes parlementaires ont fait largement usage de leurs droits de poser des questions au Conseil fédéral et de lui donner des mandats. Pas moins de 204 interventions parlementaires ont été déposées en lien avec la pandémie.

Avec le temps, le balancier des pouvoirs est revenu du côté du Parlement qui a retrouvé son rôle traditionnel de législateur. Dès le mois de mai, toutes les nouvelles demandes de crédits ont été adoptées par les Chambres fédérales en procédure ordinaire. Au mois de juin, le Parlement a créé la base légale du système de traçage de proximité. Dès le mois de septembre, le Parlement est retourné dans les salles de son palais historique où des cloisons en plexiglas avaient été installées entre les pupitres.

Ce retour symbolique au Palais du Parlement a marqué le rétablissement de l’Assemblée fédérale dans ses compétences régulières. A la fin de l’été, le Parlement a intégré une grande partie du droit de nécessité dans le droit ordinaire grâce à une loi spécifique COVID-19[11], déclarée urgente. Cette loi limite aussi les pouvoirs du Gouvernement dans la gestion de la pandémie et l’enjoint de ne pas user de ses compétences particulières « si l’objectif visé peut également être atteint en temps utile dans le cadre de la procédure législative ordinaire ou urgente »[12]. Le Conseil fédéral doit aussi informer « régulièrement le Parlement, en temps utile et de manière exhaustive, de la mise en œuvre de la présente loi et consulter obligatoirement le Parlement et les commissions compétentes avant de prendre certaines décisions[13]. En cas d’urgence, le Gouvernement doit informer les présidents des commissions parlementaires compétentes[14]. Démocratie directe oblige, cette loi a fait l’objet d’une demande de référendum et le peuple suisse se prononcera en dernier ressort.

Rétrospectivement, le Parlement suisse s’est tenu volontairement à l’écart du travail législatif durant une semaine (du 16 au 23 mars 2020) et les commissions, à quelques exceptions près, durant trois semaine (du 16 mars au 5 avril 2020). Durant toute la crise, le contrôle démocratique et financier des actions du Gouvernement a été maintenu, avec les instruments parlementaires ordinaires. Dès le mois de mai, le Parlement est revenu aux affaires pour exercer l’ensemble de ses prérogatives.

Mis à part les modifications des règlements (p. ex. pour introduire le vote à distance des députés en quarantaine ou à l’isolement), le Parlement a renoncé à sa compétence d’édicter des dispositions d’urgence[15] pour éviter de se mettre en porte-à-faux avec le Gouvernement. Il a rejeté également l’idée de créer des organes ad hoc dédiés à la gestion de la crise ; il a préféré s’appuyer sur des structures et des procédures éprouvées. De fait, la continuité de l’action parlementaire a été garantie durant toute la crise.

Cette gestion collective de la pandémie, par le Conseil fédéral et le Parlement fédéral, s’est révélée efficace et elle a renforcé la légitimité démocratique du droit d’urgence.

Trois éléments se sont révélés déterminants :

  1. Un système de répartition des compétences et des obligations entre le Parlement et le Gouvernement assez rigide pour éviter les excès et assez souple pour s’adapter. Les organes et structures existante ont fait leur preuve.
  1. Des échanges réguliers et constants entre le Gouvernement et le Parlement, principalement au travers des présidences des Chambres et des commissions. Dans le contexte suisse, la collaboration entre le Législatif et l’Exécutif est allée au-delà de ce qu’exige la Constitution et les lois.
  1. Un leadership fort du côté du Conseil fédéral mais aussi du côté des Chambres fédérales, avec un Parlement qui n’a pas hésité à revendiquer ses droits lorsque c’était nécessaire.

Car il en va des démocraties comme des individus : c’est dans la crise que se révèlent leur maturité et leur force de caractère.

***

[1] Art. 148 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse, du 18.4.1999 (Cst.).

[2] Art. 184, al. 3, Cst.

[3] Art. 185, al. 3, Cst.,

[4] Art. 28, al. 1 de la loi fédérale sur les finances de la Confédération du 7.10.2005 (LFC).

[5] Art. 34, al. 1, LFC

[6] Art. 185, al. 4, Cst.

[7] Art. 184, al. 3, Cst., in fine ; art. 185, al. 3, Cst.

[8] Art. 7c, al. 2 ; art. 7e, al. 2, let. a de la loi sur l’organisation du gouvernement et de l’administration du 21.3.1997 (LOGA).

[9] Délégation des finances des Chambres fédérales.

[10] Art. 159, al. 1, Cst.

[11] Loi fédérale sur les bases légales des ordonnances du Conseil fédéral visant à surmonter l’épidémie de COVID-19, du 25.9.2020.

[12] Art. 1, al. 2, loi COVID-19.

[13] Art. 1, al. 4, loi COVID-19.

[14] Art. 1, al. 5, loi COVID-19.

[15] En particulier sur la base de l’art. 173, al. 1, let. c, Cst.