Les paroles prononcées font foi

Message aux Membres des Chambres du Parlement

Dean Spielmann
Président de la Cour européenne des droits de l’homme

Monsieur le Président du Conseil national,
Monsieur le Président du Conseil des Etats,
Mesdames et Messieurs les membres de l’Assemblée fédérale,

C’est un immense honneur pour moi que de m’exprimer aujourd’hui devant vous, à l’occasion de ce 40ème anniversaire de la ratification par la Suisse de la Convention européenne des droits de l’homme.

En tant que Président de la Cour européenne des droits de l’homme, il m’est particulièrement agréable de venir, à travers vous, remercier toutes les autorités suisses pour le rôle en tous points remarquable qu’elles ont joué, depuis 40 ans, pour l’intégration de la Convention européenne des droits de l’homme en Suisse et, de manière plus générale, dans l’histoire du mécanisme de la Convention.

Ce sont les étapes de ce que j’ose appeler une collaboration que je voudrais retracer aujourd’hui devant vous, avant d’en dresser un bref bilan et de parler de l’avenir.

D’emblée, je souhaite rappeler que la réception de la Convention européenne des droits de l’homme par la Suisse a été parfaite et ce, dès l’origine.

Cela ne surprendra personne: dotée d’une constitution fédérale démocratique depuis 1848, carrefour de civilisations, de langues et de religions, la Suisse a toujours été pionnière dans le droit humanitaire. N’est-ce pas dans votre pays que, grâce à l’initiative d’Henri Dunant, la Croix- rouge est née?

Surtout, la Suisse est inébranlablement attachée aux valeurs spirituelles et morales qui rassemblent les Etats membres du Conseil de l’Europe.

Votre pays se distingue, sur le plan institutionnel et constitutionnel, par la présence d’instruments de démocratie directe nombreux et remarquables. Le débat démocratique qui y règne est particulièrement vivant.

En ratifiant la Convention, il y a quarante ans, la Suisse ne faisait donc que donner un caractère juridiquement contraignant, au plan international, à des valeurs qui étaient siennes depuis des siècles.

On le sait, la Suisse ne s’engage pas à la légère et elle ne souscrit aux engagements internationaux que si elle se sait en mesure de les respecter. Mais, une fois liées par un traité, les autorités suisses ont à cœur de s’y conformer de la meilleure façon. C’est ce qui s’est produit dans le cas de la Convention européenne des droits de l’homme et le parcours mené par la Suisse mérite d’être brièvement retracé, tant il est remarquable.

D’abord, il me faut rappeler qu’avant même la ratification de 1974, l’influence de la Convention dans l’ordre juridique interne suisse avait commencé à se faire sentir avec, par exemple, l’introduction du suffrage féminin au niveau fédéral. Mais, surtout, votre Tribunal fédéral faisait déjà référence à la Convention européenne des droits de l’homme ou la prenait en compte. Si je ne devais citer qu’un exemple, qui me semble fondamental, ce serait celui de l’interdiction de la torture comme un des principes à prendre en considération en cas d’expulsion ou d’extradition.

Une fois la ratification intervenue, après 1974, c’est tout naturellement que la Convention européenne des droits de l’homme a trouvé sa place dans l’ordre juridique interne et ce, grâce à une attitude des autorités suisses que je n’hésite pas à qualifier d’exemplaire.

Très rapidement, dans un arrêt du 19 mars 1975, votre Tribunal fédéral a proclamé que les droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme possédaient un contenu constitutionnel qui permettait de les placer au même niveau que les droits contenus dans la Constitution fédérale. A compter de cette époque, c’est de plus en plus fréquemment que la Convention a été invoquée par les justiciables devant les tribunaux et appliquée par eux. Sur le plan législatif, la Convention européenne des droits de l’homme va servir de base à des révisions législatives, tant sur le plan fédéral, cantonal, que municipal. Surtout, elle va inspirer la Constitution fédérale du 18 avril 1999 qui va contenir un catalogue très complet de droits fondamentaux, absents de la Constitution précédente. C’est l’interdiction de la torture, ce sont des garanties en matière de privation de liberté ou l’interdiction des discriminations. Cette constitutionnalisation par la Suisse de la Convention est un symbole fort.

Sous l’influence de la Convention, le droit suisse, et particulièrement la procédure pénale, va subir une véritable métamorphose.

Plusieurs raisons l’expliquent qui me permettent, là encore, de rendre hommage à l’attitude qui a été la vôtre.

D’abord, vos autorités fédérales ont accompli un effort tout à fait exceptionnel pour faire connaître et expliquer la Convention. Cette diffusion, parfaitement organisée et encouragée, mérite d’être saluée ici. Ensuite, le principe de la mise en conformité du droit suisse avec les normes de la Convention est devenu la règle. Surtout, un dépistage systématique des incompatibilités a été mis en place et a permis d’éviter des condamnations.

Cela s’est fait, parfois, antérieurement à toute mise en cause de la Suisse, par exemple à la suite d’une condamnation infligée à un autre Etat. En considérant, très rapidement, qu’il était de son intérêt de se conformer aux décisions de la Cour, même lorsque celles-ci étaient intervenues à l’occasion d’affaires dans lesquelles elle n’était pas partie, la Suisse s’est comportée comme un modèle qui devrait être suivi par bien des Etats membres du Conseil de l’Europe. C’est d’ailleurs une illustration de l’attitude helvétique, que je soulignais au début de mon allocution, et qui tend à toujours respecter scrupuleusement les engagements souscrits au plan international.

L’action de votre Parlement qui, lors de l’adoption des projets de loi, veille attentivement à ce que les réformes introduites soient conformes à la Convention européenne des droits de l’homme a été parfaitement complétée par celle des autorités juridictionnelles.

Au fil des ans, on a en effet assisté à une progression constante du nombre de décisions internes se référant à la Convention européenne des droits de l’homme. Ce phénomène a touché toutes les juridictions. Le juge suisse est véritablement devenu le juge naturel de la Convention, donnant ainsi plein effet au caractère subsidiaire de notre mécanisme qui a vocation à s’appliquer d’abord et principalement au plan interne. Nombreux sont les exemples qui témoignent de cette ouverture des juridictions suisses à la jurisprudence strasbourgeoise et je pourrais citer les écoutes téléphoniques ou le droit au respect de la vie privée et familiale.

C’est sans doute grâce à cet état d’esprit ouvert que la Suisse a été peu condamnée par la Cour. Bien sûr, elle l’a été et là encore, elle s’est distinguée en adoptant, très tôt, une loi1 permettant la révision des décisions ayant donné lieu à un constat de violation par la Cour. Tous les arrêts des tribunaux fédéraux sont ainsi susceptibles de révision à la suite d’un arrêt de la Cour de Strasbourg. La Suisse se différencie ainsi des autres Etats ou les possibilités de révision sont beaucoup plus limitées. Cette procédure, utilisée à de nombreuses reprises, a permis de remédier efficacement à des violations constatées par la Cour.

Face à cette attitude coopérative de la Suisse, quels ont été les apports de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

D’abord et à titre liminaire, je dois rappeler que les arrêts rendus contre d’autres Etats ont aussi influencé la situation en Suisse. Je ne vais évidemment pas vous livrer ce matin une liste exhaustive des affaires qui peuvent illustrer ce propos. Toutefois, comment ignorer l’arrêt Goodwin2 qui assure la protection des sources journalistiques et constitue une des pierres angulaires de la liberté de la presse, permettant au public d’être informé sur les questions d’intérêt général. Cet arrêt contre le Royaume-Uni a eu, je le sais, un grand retentissement en Suisse. Depuis, le droit au secret des sources a été consacré par le tribunal fédéral3 et votre Parlement a ensuite légiféré afin que les journalistes n’aient pas à divulguer leurs sources4.

Je pourrais encore citer la législation de procédure pénale militaire, qui a été modifiée sous l’influence de l’arrêt Engel c. Pays Bas5. Il n’existait pas auparavant de voie de recours judiciaire à l’encontre des sanctions disciplinaires infligées aux soldats. Quant à l’abandon du système de cumul des fonctions de juge d’instruction et de juge du fond6, il s’inspire directement de la jurisprudence de Cubber c Belgique7.

Mais les arrêts rendus contre la Suisse elle-même sont aussi et tout naturellement à l’origine d’importantes réformes. Les domaines affectés sont nombreux et variés et je vous en livre quelques exemples: c’est la réorganisation de la juridiction fédérale suite à l’arrêt Belilos8, le droit à une procédure publique pour les militaires après l’arrêt Sutter9 qui entraîne une révision de la loi fédérale du 28 juin 1889, c’est aussi la consécration du droit des détenus au secret de leur correspondance conformément à l’arrêt Schönenberger et Durmaz10, la réforme des écoutes téléphoniques11 à la suite des arrêts Lüdi12Kopp13 et Amman14, l’interdiction de remariage autrefois prévue par l’ancien article 150 du code civil et abrogée, le 26 juin 1998, à la suite de l’arrêt F.15, c’est enfin la liberté des époux de choisir leur nom de famille après l’arrêt Burghartz16. Cette liste, évidemment non exhaustive, démontre à quel point les arrêts rendus contre la Suisse ont eu une incidence positive et concrète sur la situation des personnes concernées.

Permettez-moi de citer un dernier exemple, parce qu’il est récent: il s’agit de l’arrêt Howald Moor et autres c. Suisse, rendu le 11 mars 2014. Il concernait le délai de prescription ouvert aux victimes de l’amiante, jugé trop bref. La Cour a considéré en effet que le point de départ de ce délai devait prendre en considération le fait que la maladie pouvait n’être détectée que très longtemps après le premier contact entre la victime et l’amiante. Je sais à quel point cette décision a été importante pour les personnes atteintes et pour leur famille et par une partie importante de la population suisse.

J’espère, au travers de ces quelques exemples, vous avoir démontré combien l’apport en Suisse de la Convention européenne des droits de l’homme a été bénéfique. Mais je ne souhaiterais pas vous donner l’impression inexacte que notre Cour constate fréquemment des violations de la Convention par la Suisse. Tel n’est pas le cas. A cet égard, les chiffres sont tout à fait rassurants: en 2013, 97 % des requêtes dirigées contre la Suisse ont été déclarées irrecevables. La Cour a constaté la violation par la Suisse de la Convention européenne des droits de l’homme dans moins de 1% des affaires17.

Je souhaitais faire état de ces chiffres excellents alors que nous célébrons ensemble le 40ème anniversaire de cette ratification. Ils témoignent, si besoin était, du fonctionnement remarquable de vos institutions et du rôle exemplaire de votre pays dans le fonctionnement du système de la Convention européenne des droits de l’homme.

A Strasbourg, nous savons à quel point la politique suisse en matière de droits de l’homme a toujours été une des priorités de votre politique étrangère.

Surtout, votre diplomatie a joué un rôle crucial pour l’amélioration du mécanisme de contrôle de la Convention européenne des droits de l’homme. Nul ne peut oublier que l’idée d’une fusion de la Commission et de la Cour en une cour unique, telle que nous la connaissons actuellement, a été lancée par la délégation suisse lors de la conférence ministérielle de Vienne en mars 1985 et qu’elle a été au cœur du colloque de Neuchâtel en mars 1986. Enfin, c’est sous l’impulsion de la Suisse que les réformes du mécanisme de contrôle actuellement en cours ont été lancées, pendant la présidence suisse du Conseil de l’Europe, avec la désormais célèbre Conférence d’Interlaken. Rappelons que c’est à Interlaken et grâce à Interlaken qu’a été obtenue la dernière ratification du Protocole 14, permettant ainsi son entrée en vigueur. Il y a un avant-Interlaken et un après Interlaken. Rien n’est plus comme avant, car non seulement les Etats membres, à Interlaken, ont réaffirmé leur attachement au droit de recours individuel, mais surtout, après Interlaken, les mesures qui ont sauvé la Cour ont pu être prises. La Suisse a donc été un acteur clé de notre système et je vous en remercie solennellement.

L’Europe du Conseil de l’Europe a bien changé depuis ce jour de novembre 1974 ou vous avez ratifié la Convention européenne des droits de l’homme. Elle est aujourd’hui en proie à des crises et à de graves conflits. La Suisse joue d’ailleurs un rôle important pour tenter de les résoudre au sein des différentes enceintes internationales. La question des flux migratoires se pose dans un grand nombre de nos Etats. Les solutions que nous essayons de dégager ensemble à des problématiques complexes doivent être conformes à nos principes, notamment humanitaires. Des principes auxquels, je le sais, vous êtes sensibles et qui sont également contenus dans votre Constitution fédérale.

Au cœur de ce continent européen, la Suisse est et doit rester un exemple. Son adhésion pleine et entière à la Convention inspire les autres Etats.

Monsieur le Président du Conseil national,
Monsieur le Président du Conseil des Etats,
Mesdames et Messieurs les membres de l’Assemblée fédérale de la Suisse,

Ce n’est pas «un juge de l’étranger» qui s’est adressé à vous ce matin, mais un ami de votre pays. De très longue date. Surtout, et c’est le sens de ma présence parmi vous, la Suisse et la Cour que je préside défendent les mêmes valeurs: la démocratie, la liberté individuelle et l’Etat de droit. J’ai entendu, il y a quelques semaines, M. Didier Burkhalter, Président de la Confédération dire que «La convention européenne des droits de l’homme était une chance pour la Suisse. Ces propos m’ont fait chaud au cœur mais je voudrais dire que cela ne va pas à sens unique et que la Suisse, grande démocratie, est aussi une chance pour notre Cour. J’espère que nous poursuivrons encore longtemps notre chemin commun.

Je vous remercie de l’immense honneur que vous m’avez fait de m’accueillir et de m’écouter.

Notes:

1: Loi du 4 octobre 1991 entrée en vigueur le 15 février 1992 et désormais article 122 de la loi sur le Tribunal Fédéral.
2: Arrêt du 27 mars 1996.
3: Arrêt du 4 novembre 1997, ATF 123 IV 236 A.
4: Dispositions entrées en vigueur le 1er avril 1998.
5: Arrêt Engel du 8 juin 1976.
6: Arrêt rendu par le tribunal fédéral le 4 juin 1986.
7: Arrêt du 26 octobre 1984.
8: Arrêt du 29 avril 1988.
9: Arrêt du 22 février 1984.
10: Arrêt du 20 juin 1988.
11: Loi du 6 octobre 2000 et ordonnance du 31 octobre 2001.
12: Arrêt du 15 juin 1992.
13: Arrêt du 25 mars 1998.
14: Arrêt du 16 février 2000.
15: Arrêt du 18 décembre 1987.
16: Arrêt du 22 février 1984 entraînant une modification de l’ordonnance sur l’état civil à compter du 1er juillet 1994.
17: Sur 1 210 affaires traitées, 1 197 ont été déclarées irrecevables, 13 ont été déclarées recevables. Il y a eu 9 constats de violation et 4 arrêts de non-violation.