La commission de l’économie et des redevances du Conseil des Etats parle du lait et, plus précisément, de son contingentement et du prix à payer aux producteurs. Le thème n’est pas nouveau: le secteur laitier est un enjeu politique depuis le début du 20ème siècle.

​Aucuns autres produits alimentaires ne représentent mieux la qualité suisse que le lait. Pas étonnant que le prix du précieux liquide fasse aujourd’hui à nouveau les grands titres de la presse suisse. Lors de sa séance des 12 et 13 avril 2018, la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des Etats (CER-E) a examiné plusieurs initiatives qui visent à contingenter le lait par producteur et à fixer un prix par litre contraignant. Alors que certains labels exigent des consommateurs quelques centimes de plus par brique de lait en leur promettant de mieux rétribuer les producteurs.

 

 

Bern: Propagandazentrale der Schweiz. Milchwirtschaft, 1970 / Copyrights: Tino Steinemann, Kunstgewerbeschule Luzern

Première Guerre mondiale: assurer l’approvisionnement du pays en fromage

Avant la Première Guerre mondiale, le prix du lait était exposé aux fluctuations du marché global. Mais quelques jours après la mobilisation de guerre, le 22 août 1914, à l’instigation du Conseil fédéral, on crée la «Coopérative des exportateurs suisses de fromage» (de 1948 à 1999: «Union suisse du commerce de fromage») dont la tâche sera l’approvisionnement de la Suisse en fromage.

La crise de l’entre-deux-guerres

Après la Première Guerre mondiale, le marché du lait se retrouve sous pression, selon la Feuille fédérale. L'importation des produits étrangers concurrents s'accroît rapidement alors que l'exportation de fromage et de bétail d'élevage est paralysée par l'extrême disparité des monnaies et la diminution du pouvoir d'achat dans de vastes régions de l'étranger. En peu de temps, les prix des produits agricoles s'effondrent. En 1922, le producteur de lait voit le prix du litre tomber de 36 à 19 centimes (FF 1951, I, pp. 172s.). La Confédération met à disposition des moyens financiers afin de garantir un prix du lait minimal. Mais les subsides sont rapidement épuisés. L’agriculture ne s’est pas encore remise de ces épreuves qu’une nouvelle crise, beaucoup plus grave, s’annonce sur le marché international.

En 1927 déjà, la vente du fromage rencontre des difficultés qui obligent de passer graduellement à la production du beurre (FF 1951, I, p. 172). Au vu de la situation précaire du marché, d’autres mesures sont instaurées dans les années 30: la Confédération impose des droits de douane sur le beurre et d’autres graisses alimentaires, elle adopte des mesures pour promouvoir les produits laitiers et le client paye le «centime de crise» sur le lait de consommation. Par l’ordonnance du 28 avril 1933, le Conseil fédéral autorise les sociétés de laiterie à édicter des restrictions quant au volume des livraisons de lait. Le contingentement prévoit que le prix minimal garanti ne soit versé que pour une quantité maximale déterminée (cf. FF 1935, I, pp. 111s.).

Rationnement pendant la deuxième guerre mondiale et prévoyance pour les périodes de crise

Pendant la deuxième guerre mondiale, les sociétés de laiterie doivent de nouveau rationner le lait et les produits laitiers. Une fois la guerre terminée, les instances politiques poursuivent la politique entamée à la fin des années 30 dont le but est d’assurer en tout temps l’approvisionnement de la Suisse en denrées alimentaires. En contrepartie des services rendus en temps de guerre, en particulier la baisse des prix dans l'intérêt de la collectivité, les agriculteurs doivent pouvoir compter sur le soutien de l’Etat. L'opinion publique acquiesce à cette promesse (FF 1951, I, p. 187).

Et le Parlement adopte la loi fédérale du 3 octobre 1951 sur l’amélioration de l’agriculture et le maintien de la population paysanne (Loi sur l’agriculture), remplacée par la loi fédérale sur l'agriculture (Loi sur l’agriculture, LAgr) du 29 avril 1998, en vigueur jusqu’à nos jours (RS 910.1).

Garantie des prix

Sur la base de la loi sur l’agriculture, le Parlement vote l’arrêté concernant le lait, les produits laitiers et les graisses comestibles (arrêté sur le statut du lait, FF 1953, I, 429) en 1953. L’arrêté régule le marché laitier et charge le Conseil fédéral, selon l’article 4, de fixer un prix de base: «Le prix de base est déterminant pour la conclusion des contrats d'achat de lait, pour le calcul des prix du fromage et du beurre. Il vaut aussi pour les garanties données généralement pour six mois par l'Union centrale des producteurs suisses de lait aux entreprises de transformation. Pour les ventes ultérieures de fromage et de beurre, les prix seront fondés sur le prix de base du lait.» (FF 1953, I, 465).

Surproduction et contingentement

Très bientôt, les fonds alloués par la Confédération se révèlent insuffisants pour garantir les prix minimaux. Les méthodes de production sont efficaces et la quantité de lait augmente tandis que la demande stagne. L’Etat doit augmenter les subsides à l’industrie laitière en 1957, 1958, 1962, 1966 et 1971, malgré les droits de douanes sur les produits laitiers étrangers. Les stocks de beurre sont pleins et la fin de la surproduction n’est pas en vue; il faut trouver une solution. Le Parlement décide donc de contingenter le lait par exploitation dans le but de diminuer la surproduction (article 5 de l’arrêté sur l'économie laitière de 1977 [FF 1977, I, 77, pp. 143ss. et pp. 151s.]).

Le caractère unique de la démocratie suisse se manifeste une nouvelle fois pendant cette période. Selon l’article 141 de la Constitution fédérale (RS 101), le référendum facultatif peut être lancé contre les arrêtés fédéraux, dans la mesure où la loi le prévoit. Ainsi, le peuple suisse vote en 1960, 1964, 1977 et 1994 des modifications des arrêtés sur l’économie laitière: en 1960, il est question d’une retenue sur le prix de base, en 1964 de la régulation du commerce avec le lait pasteurisé, en 1977 du contingentement individuel et, en 1994, de commerce des contingents individuels. Tous les arrêtés, excepté celui de 1994, sont finalement acceptés (voir à ce sujet la banque de donnée de la Chancellerie fédérale sur les référendums).

Réforme agraire: orientation axée sur le marché

Le contingentement introduit en 1977 n’a pas l’effet souhaité. Les dépenses de l’Etat ne cessent d’augmenter, les clients achètent davantage de produits laitiers meilleur marché à l’étranger et la pression pour libéraliser le commerce global (accord GATT) est de moins en moins conciliable avec les mesures protectionnistes en faveur de l’agriculture suisse. Le Conseil fédéral s’engage dans une nouvelle voie (FF 1992, II, 1, FF 1996, IV, 1 et FF 2002, 4401): le renforcement des paiements directs remplace la garantie des prix et le contingentement du lait est progressivement aboli entre 2005 et 2009. Dans le cadre de la réforme agraire, la loi fédérale sur l’agriculture du 29 avril 1998 prend le relais de la loi fédérale du 3 octobre 1951 sur l’amélioration de l’agriculture et le maintien de la population paysanne.

Après l’abrogation complète du contingentement du lait le 1er mai 2009, la branche laitière de s’autorégule, comme le prévoit l’article 8 de la loi sur l’agriculture:

Article 8, al. 1 LAgr: Les mesures d'entraide ont pour but de promouvoir la qualité des produits et les ventes ainsi que d'adapter la production et l'offre aux exigences du marché. Elles incombent aux organisations des producteurs ou des branches concernées (organisations).

L’Interprofession du lait (IP Lait, www.ip-lait.ch), créée le 26 juin 2009, segmente deux ans plus tard le marché laitier suisse en lait A, B et C, selon l’utilisation du lait, avec différents prix indicatifs. Le règlement fixe aussi les modalités pour l’achat de lait et les membres de l’IP Lait sont tenus de respecter des quantités selon les segments.

Tiraillé entre le marché global et la production régionale

Le 1er avril 2015, l’UE abroge le système des quotas et le lait envahit le marché européen, entraînant la baisse du prix du lait en Suisse, très dépendante de l’UE, comme le montre le Conseil fédéral dans son rapport «Marché laitier. Perspectives» (Rapport du Conseil fédéral en réponse au postulat 15.3380 du 14 avril 2015 de la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national, pp. 16-21). De plus, les subventions à l’exportation de produits agricoles transformés sont supprimées dès fin 2020, selon une décision de l’OMC. Ces pertes devraient être compensées par l’augmentation des paiements directs (pp. 31ss.).

Confrontée à la forte volatilité des prix, l’IP Lait dépose demande le 13 décembre 2016 au Conseil fédéral de rendre le contrat-type obligatoire, également pour les non-membres de l’interprofession, conformément à l’article 37 LAgr. Le contrat-type assure la prise en charge du lait et son prix pour le mois à venir: les producteurs de lait peuvent enfin gérer leur production (cf. communiqué de presse de l’IP Lait du 16.11.2016). Les cantons du Jura (16.309), de Fribourg (17.301) et de Genève (17.310) ainsi que divers conseillers nationaux (15.4017, 15.4191, 16.3329, 17.3315) viennent de réclamer la même chose. Le Conseil fédéral déclare alors le contrat-type de force obligatoire générale le 15 novembre 2017 (cf. communiqué de presse du Conseil fédéral du 15.11.2017). Alors qu’il s’y était encore opposé vis-à-vis des motions 15.4017 et 15.4191.

Tout acheteur ou vendeur de lait est tenu de respecter ces dispositions du 1er janvier 2018 au 31 décembre 2021. Auparavant, la Migros avait annoncé qu’elle quitterait l’IP Lait à la fin 2017 (cf. communiqué de presse de la Migros du 23.06.2017) tout en poursuivant «un dialogue constructif avec toutes les parties intéressées à une évolution positive de l’économie laitière en Suisse».
Depuis deux ans, au moins quatre labels visent à garantir un meilleur prix du lait pour le producteur: «Di fair Milch», «Fair», «Fairmilk» ou «Heumilch». Chacun a ses propres directives.

Ronde des labels

Certains acteurs veulent mettre l’accent sur les spécialités laitières et produits de qualité. L’avenir du marché laitier lié à l’orientation générale de la politique agricole continuera donc de (pré-) occuper le Parlement. Mais ceci est une autre histoire. En attendant, nous avons hâte de découvrir le prochain label de lait.
Pour plus d’informations (sélection):

En ligne:

Littérature:

  • Brodbeck, Beat & Peter Moser (2007): Milch für alle. Bilder, Dokumente und Analysen zur Milchwirtschaft und Milchpolitik in der Schweiz im 20. Jahrhundert. Baden, Hier und Jetzt Verlag.
  • Hauser, Heinz (1983): Die Einführung der einzelbetrieblichen Milchkontingentierung in der Schweiz. Bern/Stuttgart, Haupt Verlag.
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