Monsieur le Premier citoyen du pays, cher Ruedi,
Monsieur le Premier citadin de la ville, cher Alex,
Madame la Chancelière de la Confédération,
Mesdames et Messieurs les parlementaires fédéraux,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités fédérales, cantonales et communales,
Mesdames et Messieurs les représentants des sciences, des arts, de l'économie, des médias et des musées
Chers invités,

Permettez-moi tout d'abord de vous souhaiter une « bonne nuit » qui résonne ce soir comme un appel à ne pas dormir...

S'exprimer après le président du Parlement et avant le député-maire de Berne est un redoutable privilège. Le secrétaire général de l'Assemblée fédérale se doit de respecter la préséance et rester dans l'ombre.

Il ne volera donc pas la vedette aux politiciens, parfois ombrageux, ni ne les mettra dans un sombre embarras.

Il est vrai que la nuit, tous les chats sont gris et que les organisateurs n'ont apparemment pas fait la différence entre les maîtres et leur serviteur, entre les beaux étages et les communs.

Même si c'est inhabituel au Palais fédéral, je ne vous parlerai pas de politique...
Avouons-le, rien n'est habituel ce soir. Pourquoi débuter une « Nuit des musées » au Palais du Parlement ?

Je suis perplexe. Musées et parlements n'ont rien en commun, si ce n'est peut-être qu'ils sont des lieux d'illusions et de querelles.

Musées et parlements, c'est le jour et la nuit.

Jugez-en plutôt:

  • Un musée est un lieu de présentation, alors que le Parlement est un lieu de la représentation.
  • Un musée est un lieu où l'on montre, alors que le Parlement est un lieu où l'on se montre, plus rarement où l'on démontre.
  • Un musée est un lieu dont on parle, le Parlement est un lieu où l'on parle.
  • Un musée est un lieu où l'on expose, le Parlement un lieu où l'on s'expose.
  • Un musée est le lieu des muses, le Parlement le paradis des ruses...

Il paraît tout aussi paradoxal de visiter un musée la nuit, tandis que planent toutes sortes de dangers et de menaces, réelles ou supposées.

La nuit nourrit nos peurs et nos fantasmes. Les contes et légendes, les mythes, le théâtre, la littérature et le cinéma évoquent volontiers des nuits d'angoisses et de cauchemars, peuplées de figures fantastiques, de spectres malfaisants ou d'esprits vengeurs, de voleurs masqués ou de visiteurs imprévus.

« Minuit, l'heure du crime » : on n'imagine pas Erik, le fantôme de l'Opéra quitter les tentures fanées du Palais Garnier pour frapper à midi sur la place de la Concorde. On n'imagine pas davantage GOETHE organiser une danse des Walpurgis en début de journée, au milieu des jets d'eau de la Place fédérale.

La nuit, c'est le règne du mystère, du chaos et du dérèglement. C'est le moment des interdits, des désordres et des errances. Le jour, lui, consacre la réalité et l'ordre. Le vocabulaire parlementaire a bien assimilé cette différence : on y parle toujours d'ordre du jour, mais jamais d'ordre de la nuit.

Pour SHAKESPEARE, la nuit symbolise les misères et le malheur. C'est une allégorie de notre triste destinée humaine. Tout le monde garde en mémoire le moment où Macbeth, au plus profond de la nuit, voit apparaître le funeste couteau qui le mènera au pouvoir. D'ailleurs, pas besoin d'aller en Ecosse pour frissonner. Mise à part la« Nuit des musées », la « Nuit des longs couteaux » se joue régulièrement à guichets fermés au Palais fédéral....

Mais la nuit, c'est aussi le temps du repos, de l'amour, des promenades au clair de lune. La nuit, le temps suspend son vol. BAUDELAIRE appelait de ses vœux ces « rafraîchissantes ténèbres » qui sont « le signal d'une fête intérieure » et « la délivrance d'une angoisse ! » (Le Spleen de Paris, XXII).

La nuit, c'est le moment de l'intimité avec soi-même, du rêve et de l'introspection. La nuit, on sort du quotidien, on prend du recul sur sa journée et on s'invente toutes les vies possibles. La nuit est « un emprunt fait à la mort pour l'entretien de la vie » (SCHOPENHAUER).

La nuit, c'est un moment où les contingences imposées par la communauté humaine, la société et le travail, s'évanouissent. La nuit, nous explorons en solitaire des voies insondables, nous abordons des rivages lointains et nous découvrons de nouveaux paysages. Je ne peux m'empêcher d'évoquer ici RABBI NAHMAN DE BRATSLAV: « Ne demande ton chemin à personne, tu risquerais de ne pas te perdre ». La nuit, nous quittons les sentiers battus et nous nous abandonnons à l'empire des contes, à la mélodie de Shéhérazade et des « Mille et une nuits ».

La « Nuit des musées » est comme SHÉHÉRAZADE; elle nous tient en éveil avec ses histoires et nous convie à rêver les yeux ouverts.

La « Nuit des musées » nous conduit à l'introspection, à la découverte et aux vagabondages ; bref, elle nous libère.

La « Nuit des musées » a pour vocation d'éclairer nos consciences, nos cœurs et nos esprits. La « Nuit des musées » nous illumine à l'intérieur alors que l'obscurité déploieses voiles à l'extérieur. Lumière au-dedans, nuit au-dehors ; il n'y pas de meilleur contraste !

Finalement, pourquoi ne pas rebaptiser la « Nuit des musées » la « Nuit des lumières » ?

J'espère que vous avez bien dormi car la nuit sera longue et intense.

Il ne me reste plus qu'à souhaiter que cette nuit soit plus belle que votre jour.

« Buona notte » ! « sogni d'oro », et surtout – surtout – restez éveillés et laissez-vous aller...