La version orale fait foi

Cher Monsieur Comment,
Mesdames et Messieurs,
Chers Collègues,

C'est un plaisir pour moi de nous voir nombreux réunis aujourd'hui pour vernir une publication, que l'on appelle mélanges dans les universités, et Festschrift en allemand. Le plaisir est d'autant plus grand que les articles qui composent l'ouvrage que voici ont pour sujet le Bulletin officiel de l'Assemblée fédérale, à l'origine le Bulletin sténographique officiel.

Les sténographes jouissaient à l'époque d'un grand prestige: lors de la visite officielle à l'Exposition nationale de 1939 à Zurich, Henry Vallotton, président du Conseil national 1938/39, décida que les membres des Chambres fédérales et des Services du Parlement défileraient dans l'ordre suivant: «Fanfare, Conseil fédéral, Conseil national, Conseil des Etats, sténographes, journalistes.» Juste après les conseillers aux Etats, quel honneur! Les sténographes eurent même un temps leur propre escalier pour monter directement à leur pupitre du Conseil national, pupitre qui était entouré d'une barrière. Mais ils devaient payer eux-mêmes le charbon pour se chauffer durant la saison froide. Ces éléments architecturaux ont disparu au gré des diverses transformations et restaurations du Palais du Parlement, et le chauffage central a remplacé les poêles à charbon.

«Dans la tempête des informations et des sollicitations audiovisuelles, le Bulletin se dresse comme un phare.» Sa création en 1891, après des débats animés et nourris, est presque contemporaine de la construction des grands phares sur la façade maritime des pays européens, afin de rendre la navigation plus sûre. Cette coïncidence m’a frappé et je l’ai relevée dans l’une de mes deux contributions au livre.

Eviter les récifs, ne pas perdre le cap, faire descendre passagers et marchandises à bon port, autant de buts que le Bulletin officiel vise, au sens figuré, dans son domaine. D'autant qu'à partir des années 1880, les journalistes –en dernière position dans le défilé de 1939– ne parvenaient plus à rendre compte ni quantitativement ni qualitativement des débats au Parlement fédéral.

Aux alentours de 1888, alors que le Bulletin officiel n'existait pas encore, le conseiller fédéral Adolf Deucher devait se prononcer sur la responsabilité des fabricants. Se souvenant que le sujet avait été abordé aux Chambres, il demanda à consulter les procès-verbaux des décisions des conseilsmais il fit chou blanc. Rien non plus dans la presse et personne pour se souvenir de ce qui avait bien pu être dit! La démonstration était faite: il fallait instaurer un service qui transcrirait les débats dans leur intégralité.

En 1935, un peu plus de deux ans après la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne, un certain Hellmuth Kittelmann, citoyen binational helvético-germanique, devint sténographe fédéral; il se révéla être membre du NSDAP, le Parti national-socialiste des travailleurs allemands. Sitôt son affiliation au parti nazi découverte, Kittelmann fut mis à la porte, sans préavis. L'opinion publique s'offusqua de la présence de cet «espion» au Palais fédéral, espion qu’il n’était pas, en réalité. Dans la période troublée d'avant la Seconde Guerre mondiale, on ne tergiversait pas longtemps en de telles circonstances: Kittelmann fut renvoyé à Berlin et perdit même tout droit à une pension de retraite.

Mais on peut être mêlé à la grande histoire sans «faire partie de l'histoire». A quelques jours de l'ouverture du tunnel ferroviaire de base du Saint-Gothard, le Bulletin officiel demeure une composante essentielle du patrimoine mémoriel de la Confédération: il est un élément de la construction historique de l'institution parlementaire et de l'histoire en général de notre pays. Peu de temps après sa création, il a ainsi immortalisé le débat des années 1890 autour du rachat des compagnies ferroviaires pour créer les CFF.

L’élection du général Guisan en 1939, le renoncement de la Suisse à se doter de l'arme nucléaire, l'affaire des Mirage, la surchauffe et la progression à froid, la mort des forêts, l'affaire des fiches, les fonds en déshérence ou encore les enfants placés par décision administrative: tous ces sujets sont traités dans les pages du Bulletin officiel, y compris la dernière délibération à huis-clos consacrée au bunker secret du Conseil fédéral...

Serait-il possible d’oublier le jour où le secrétaire général des Nations-Unies, a vanté, en romanche, devant le Conseil national au grand complet, notre démocratie et le seul peuple ayant décidé de l’entrée du pays à l’ONU?

Serait-il possible d’oublier que le président de la Confédération Kaspar Villiger présenta ses excuses devant le Parlement pour l’attitude du Gouvernement suisse dès 1938 à l’égard des Juifs? C’était le 7 mai 1995, cinquante ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Je me souviens aussi du 16 juin 2005 lorsque Luc Recordon défendit le diagnostic préimplantatoire «au nom de ces enfants qui, comme moi, auraient préféré, si cela avait été possible, ne pas naître plutôt que de naître lourdement handicapés». La salle applaudit et le ministre de la santé de l’époque, Pascal Couchepin, enchaîna: «après cette intervention, je préférerais avoir à me taire...».

Le système électronique le plus perfectionné ne remplacera jamais la part irréductible d’humanité du métier de rédactrice et rédacteur des débats. Retranscrire les débats, ce n’est pas reproduire ce qui est dit mais exprimer les nuances d’échanges parfois passionnés. Si les spectateurs sont pris par l’émotion, les collaboratrices et collaborateurs du Bulletin officiel ont le devoir d’introduire la rationalité, la réflexion et la continuité dans les débats. Intermédiaires précieux, ils sont des vecteurs d’humanité. Car le Bulletin officiel redonne, en plus de leur contenu, le caractère fugitif des propos, l’atmosphère et le contexte où ils ont été prononcés.

Chancelier d'Angleterre et ami du roi Edouard III, Richard de Bury relevait au XIVe siècle déjà l’importance de l’écriture: «La vérité émise par la voix ne périt-elle pas avec le son (…) ? Au contraire, la vérité qui brille dans les livres est saisie facilement par un sens droit ; elle se manifeste par la vue, quand on lit ; par l'ouïe, quand on l'entend dire, et d'une certaine façon par le toucher, quand on la transcrit, la recueille, la corrige et la conserve. (…) La vérité écrite (…) se présente (…) à notre aspect sans intervalles, d'une manière permanente, et passant par la route spirituelle des yeux, vestibules du sens commun et atrium de l'imagination, elle pénètre dans le palais de l'intelligence, où elle s'accouple avec la mémoire, pour engendrer l'éternelle vérité de la pensée»1.

Les rédactrices et rédacteurs du Bulletin officiel relayent également les petites histoires qui fleurissent, çà et là, au Parlement. Tout le monde se rappelle le fou rire contagieux de Hans-Rudolf Merz répondant au conseiller national vaudois Jean-Pierre Grin sur la hausse des importations de viande assaisonnée. Les images de son hilarité ont fait le tour du monde. Peu de temps auparavant, la conseillère fédérale Doris Leuthard s’était laissé aller à un moment d’humour potache à propos du coût de l’examen des performances physiques ... des chevaux.

Nombreux sont ceux qui se souviennent aussi du député au Conseil des Etats d’Appenzell Rhodes-Intérieures qui disserta, en marge de l’examen d’un rapport de la Commission de gestion, sur les dangers que présentait Mirabeau pour la jeunesse. Son éducation catholique semblait avoir laissé des traces.

Je revois aussi ce parlementaire tessinois qui jugea bon de faire son entrée au Conseil national un gourdin à la main. Son irruption entraîna le dépôt d’une motion d’ordre visant à interdire la salle aux porteurs de bâtons et aux objets contendants. La motion fut acceptée par 44 voix contre 7 et 11 abstentions. Sachons gré à ce député d’avoir permis de préciser ce point de l’étiquette parlementaire, à défaut peut-être d’avoir fait progresser le débat.

Toujours à la rubrique des petites histoires, le Bulletin officiel fut le premier service il y a un quart de siècle à travailler sur ordinateur. Pleines d’enthousiasme, quatre dactylographes qui se partageaient un bureau enclenchèrent leurs écrans en même temps… et firent sauter tous les fusibles de l’étage. Or, par un hasard malencontreux, l'office responsable des constructions fédérales venait d’équiper le tableau électrique d'une nouvelle serrure. Ce jour-là, la transcription des débats ne commença qu’une fois la personne qui possédait la clé du tableau dénichée et les fusibles remplacés.

Si certains professent la fin prochaine du papier à cause de l’informatique, l’écrit lui est promis à un bel avenir. Le Bulletin officiel témoigne de l’histoire qui se déroule à l'extérieur et à l’intérieur du Palais du Parlement. Dans son souci permanent de transparence et de renforcement de la démocratie, le Bulletin officiel documente la partie de l'histoire suisse écrite par la plus haute autorité politique du pays, au fil de ses décisions, et il la rend accessible à un large public.

Pour terminer, permettez-moi de citer cette maxime de La Bruyère, qui pourrait d’ailleurs inspirer certains orateurs:
«C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire.»2

Je me tairai donc, enfin.

 

1 Richard de Bury, Philobiblion – excellent traité sur l’amour des livres, Auguste Aubry Libraire, Paris, 1856, pp. 15-16.

2 LA BRUYERE, Les Caractères, Gaume et Cie Editeurs, Paris, 1889, p. 73.