​Monsieur le Président,  Excellences,
Chères et chers collègues sénateurs,


Laissez-moi tout d’abord remercier nos hôtes pour la parfaite organisation de cette 20ème réunion de l’Association des Sénats d’Europe dans la belle ville de Paris. La ville lumière a été un foyer d’idées et d’inspirations tout au long des siècles ; gageons qu’elle saura éclairer nos rencontres et nos discussions.

Nous sommes ici pour parler de l’importance du bicamérisme dans le système démocratique. Permettez-moi d’illustrer le fonctionnement de la démocratie suisse à la lumière d’un exemple concret :
Vous le savez sans doute : la Suisse est en ce moment très occupée par l’accord institutionnel avec l’Union européenne. En parlant de cet accord, le président de la Confédération suisse a récemment comparé le système politique de mon pays à la digestion des ruminants. Je ne vais pas vous mentir : il a raison.
La rumination permet aux herbivores de digérer des aliments a priori indigestes ; en politique suisse, c’est un peu pareil. Ce processus permet de trouver des solutions viables sur le long terme, et dont chacun puisse s’accommoder.


Mesdames et Messieurs,
La vache a quatre estomacs. Le premier, le rumen, décortique les aliments. Lorsqu’ils sont trop gros, il les régurgite pour que la vache les mastique à nouveau. Notre premier estomac, en Suisse, s’appelle la « procédure de consultation ». Elle permet d’examiner si des projets fédéraux d’une grande portée politique, financière ou économique, sont corrects, exécutables et surtout : s’ils sont susceptibles d’être bien acceptés. A cet effet, ces projets sont soumis aux cantons, aux partis politiques représentés à l’Assemblée fédérale, aux associations faîtières des communes et de l’économie. Bref : à tous les milieux concernés.  Leur délai de réponse est de trois mois. Ensuite, l’administration remet le travail sur le métier, en tenant compte des avis reçus.  
En ce qui concerne l’accord institutionnel de la Suisse et l’UE, le Conseil fédéral a rassemblé au printemps les positions des principaux acteurs suisses, mais la procédure de consultation n’a pas encore eu lieu. Cette démarche en deux temps est exceptionnelle ; elle témoigne de la volonté du gouvernement d’éliminer toutes les pierres d’achoppement possibles. La « pré-procédure de consultation » de ce printemps a d’ailleurs démontré que des aménagements sont encore nécessaires pour rendre le projet digeste pour les étapes suivantes. C’est pourquoi le Conseil fédéral a décidé, le 7 juin dernier, de demander encore des clarifications à l’UE concernant trois points sensibles de cet accord. 
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre vache. Après le rumen, deux estomacs entrent en action. D’abord le réticulum, puis le feuillet.  Leur collaboration ressemble à celle du Conseil national et du Conseil des Etats, les deux chambres du parlement suisse.
Au Conseil des Etats, l’équivalent du Sénat, chaque canton est représenté par deux députés, quelles que soient sa taille et sa population. Ainsi, mes deux collègues jurassiens représentent 70 000 habitants ; alors que les deux sénateurs du canton de Zurich parlent au nom de 1,4 millions de personnes. Elus pour la plupart au système majoritaire, ces 46 députés sont la voix de leur canton au Parlement. La Suisse est un Etat fédéral ; les cantons y jouissent de compétences étendues, et les aides d’Etat sont, en partie, de leur ressort. En cas de signature de l’accord institutionnel, nous ne savons pas encore si, et dans quelle mesure, ces aides d’Etat leur seront interdites. Le Conseil des Etats se fera l’écho de cette préoccupation.
Au Conseil national, le nombre de députés varie en fonction de la population de chaque canton et les députés y sont élus au système proportionnel. Dans cette chambre, les débats ont une orientation partisane plus marquée qu’à la Chambre haute. Elle n’est pas régie par un système majoritaire ; des coalitions entre partis se forment au gré des objets traités.  Or, il faut savoir que, pour de nombreux élus, la directive relative au droit des citoyens de l’Union ne peut pas concerner la Suisse, dans la mesure où celle-ci est liée à la citoyenneté européenne.


Mesdames et Messieurs,
Le bicamérisme est un atout pour la démocratie. C’est un fait. Un fait qui n’a jamais été mis en doute en Suisse. Dans mon pays, les deux chambres du Parlement ont exactement le même poids et les mêmes prérogatives. Un projet qui ne trouve pas de majorité dans une des deux chambres est réputé « liquidé ». Ce système permet aux petits cantons de ne pas se voir dominés par les grands et aux minorités de ne pas subir la « tyrannie de la majorité ». Le Parlement suisse élit les membres du gouvernement et ne peut pas être dissous par l’exécutif. C’est le peuple qui lui sert directement de contrepoids. Voilà un autre atout pour la démocratie :  En Suisse, la population peut se prononcer sur toutes les décisions prises par le législateur. Elle a donc une forte influence sur le Parlement également hors élection. 
La démocratie directe est le quatrième et dernier estomac du système politique helvétique.
4 fois par an, la population suisse se rend aux urnes pour voter sur des objets fédéraux.
50 000 citoyens ou 8 cantons peuvent demander la tenue d’un vote populaire sur toute loi votée par le Parlement et certains référendums sont obligatoires. Cela a un impact sur le travail du Parlement, puisque les députés intègrent l’opinion des groupes qui auraient les moyens de lancer le référendum déjà au moment d’élaborer une loi.
Ceci m’amène au troisième point qu’il faudra clarifier dans le cadre de l’accord institutionnel avec l’Union européenne : je parle bien sûr des mesures d’accompagnement, qui  visent à protéger le salarié de la sous-enchère salariale. Ces mesures doivent être sauvegardées; le travailleur ne doit pas craindre que la signature de l’accord institutionnel péjore ses conditions salariales et professionnelles. Le quatrième estomac du système politique suisse ne pourra pas digérer l’accord, si une telle crainte subsiste.


Mesdames et Messieurs,
J’ai évoqué les trois principaux soucis de la Suisse concernant l’accord institutionnel avec l’UE : pour que celui-ci soit conclu, ces soucis devront être clarifiés et levés.
C’est à cette condition que l’accord pourra être digéré par les quatre estomacs qui constituent notre système politique. C’est à cette condition que la Suisse pourra conclure l’accord institutionnel avec l’UE. Le Sénat suisse, appelé souvent « chambre de réflexion », contribuera sans aucun doute à poser ce débat dans sa juste dimension tant il est vrai que notre haute chambre est réputée pour prendre parfois le contrepied des médias et des réseaux sociaux si prompts à s’émouvoir immédiatement de tout sans se préoccuper durablement de rien.
Un ami africain m’a dit un jour : « Vous, en Suisse, vous avez les montres. Mais nous, en Afrique, nous avons le temps ! »
Le temps long de la réflexion. Ce temps long de la réflexion politique si cher à feu Monsieur Philippe Séguin, que j’ai eu le privilège de connaître, et qui est certainement la vrai richesse qu’apportent à nos démocraties nos deuxièmes chambres dites « de réflexion ».
Merci de votre attention et merci de votre accueil.


Jean-René Fournier,
Président du Conseil des États de la Confédération suisse.

 


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