​Contribution au séminaire «Gouverner aujourd’hui»
11 janvier 2019, Interlaken

 

La version orale fait foi

Le système politique suisse: une organisation unique

A la fois simple et complexe, le système politique suisse se distingue fondamentalement des autres démocraties européennes. A cause des droits participatifs du peuple, uniques en leur genre, mais aussi de la relation particulière qui lie le Parlement et le Gouvernement.

Le législatif est le premier pouvoir car il a la compétence de désigner l’exécutif et le judiciaire. Le Parlement fédéral élit tant les membres du Conseil fédéral que les juges le Tribunal fédéral. En outre, ses décisions sont «immunisées» contre les deux autres pouvoirs. Elles ne peuvent pas faire l’objet d’un veto gouvernemental, comme c’est le cas aux Etats-Unis par exemple. Leur constitutionnalité ne peut pas non plus être contrôlée par le Tribunal fédéral. Enfin, le Gouvernement ne peut pas dissoudre le Parlement, ni organiser de nouvelles élections.

En contrepartie, l’Assemblée fédérale ne connaît pas la motion de censure et elle ne peut pas destituer le Gouvernement, ni démettre un conseiller fédéral en cours de mandat, sous réserve du cas particulier de l’incapacité d’un conseiller fédéral à exercer sa fonction (art. 140a LParl). Le Parlement ne peut pas davantage annuler ou modifier une décision du Conseil fédéral entrée en force.

Alors que le Parlement est intermittent et composé de miliciens, le Gouvernement est permanent et professionnel. Ils sont cependant unis dans un système de concordance fondé sur la participation à l’exécutif des principaux partis représentés au législatif.

La Suisse ne connaît pas l’antagonisme entre la majorité et l’opposition, que ce soit au Gouvernement ou au Parlement. Sur la plupart des dossiers, le Conseil fédéral et le Parlement doivent s’entendre pour dégager une majorité car il n’existe pas de contrat de coalition entre les forces politiques et les députés des partis gouvernementaux ne sont pas liés aux décisions du Conseil fédéral.

Dans cette aménagement unique des pouvoirs, dans cette relation complexe entre Gouvernement et Parlement, la frontière entre les différents champs de compétences et d’influence n’est pas toujours très nette. Elle varie au gré des circonstances, des projets de lois ou des majorités politiques. Plus que partout ailleurs, la politique fédérale se fonde sur une culture de la concertation entre les pouvoirs et de constantes négociations entre le Parlement et le Gouvernement.

Tensions entre Gouvernement et Parlement: courant normal de la politique suisse?

Qui dit négociations, dit immanquablement tensions. En politique, les tensions renvoient souvent à l’idée de rupture, de conflit, de désaccord, de clivage, de litige ou de crise. Ainsi parle-t-on de tensions sociales ou de tensions interethniques. Cette façon manichéenne de concevoir les relations entre les deux pouvoirs ne correspond pas à la réalité des rapports entre le législatif et l’exécutif en Suisse.

Le terme de «tension» est à prendre dans son sens premier, qui se dit des phénomènes physiques alliant force et contrainte: sans tension musculaire, il n’y a pas de mouvement; sans tension artérielle, il n’y a pas de circulation sanguine; sans tension électrique, il n’y a pas de courant.

En politique comme en physique, la tension entre le Parlement et le Gouvernement est nécessaire pour faire progresser les dossiers et garantir le «courant normal» dans le flux des affaires. Encore faut-il qu’elle soit bien dosée.

Tout est en somme affaire d’équilibre.

Les créateurs de la Suisse moderne ont donné au Conseil fédéral des compétences étendues. Mais l’émergence de l’Etat-providence et certains dysfonctionnements mis en lumière dans l’affaire des Mirages ont remis en question la position privilégiée du Conseil fédéral dans la gestion des affaires publiques. Dès la fin de la seconde guerre mondiale, et singulièrement depuis les années 1990, le Parlement n’a eu de cesse de s’affirmer et d’élargir son champ d’action. Par le truchement de la révision totale de 1999 de la Constitution fédérale et de la loi sur le Parlement de 2002, le Parlement a considérablement renforcé ses moyens d’information, de consultation et d’action, au détriment du Gouvernement.

Trois sujets illustrent de manière particulièrement marquante cette prise d’influence: la conduite des relations extérieures de la Suisse, la haute surveillance de l’administration et le droit de veto sur les ordonnances.

Relations internationales de la Suisse: vers un renforcement de la participation du Parlement

La Constitution de 1999 prévoit expressément que l’Assemblée fédérale «participe à la définition de la politique extérieure et surveille les relations avec l'étranger» (art. 166 al. 1 Cst.). La prise de conscience que les décisions internationales influent sur le droit suisse et sur les citoyennes et les citoyens conduit le Parlement à participer toujours plus à la définition de la politique étrangère. Le débat urgent sur les relations européennes au Conseil national de septembre dernier et les débats consacrés au pacte des migrations de décembre illustrent bien cette volonté.

Le temps où le Parlement se bornait, en matière de politique extérieure, d’approuver a posteriori les traités internationaux est bel et bien révolu. La frontière entre politique intérieure et extérieure s’estompe et le Parlement peut donner une assise plus démocratique à certaines décisions et renforcer leur légitimité.

Les droits du Parlement sont très larges. Ils vont de l’élaboration des mandats de négociation à l’ouverture ou la fermeture des représentations diplomatiques et consulaires, en passant par l’application temporaire d’accords internationaux.

Pour certains parlementaires, la participation du Parlement à la politique étrangère devrait aller plus loin encore. Certaines voix s’élèvent pour demander que le Parlement soit associé aux négociations internationales.

Mais donner au Parlement un droit de cogestion des affaires internationales reviendrait à mettre en question le principe fondamental de la séparation des pouvoirs. Par ailleurs, on ne voit pas très bien comment un parlement de milice pourrait exercer cette tâche. Imagine-t-on seulement un ministre flanqué de sept députés pour négocier un accord de transport aérien à Bruxelles ou participer à une séance urgente du Conseil de sécurité à New York?

L’équilibre nécessaire à l’exercice des pouvoirs serait rompu si le Parlement participait davantage à la politique étrangère. Pour que chaque institution remplisse au mieux sa mission, il faut éviter tout enchevêtrement ou confusion des rôles. Pour travailler efficacement, chaque pouvoir doit être en mesure d’exercer sa fonction première de manière pleine et entière ainsi que sans entraves.

La discussion autour du Pacte de l’ONU sur les migrations a montré les risques d’une mauvaise compréhension des rôles. Le conflit était programmé car l’oxymore «soft law» brouille les genres et par conséquent les champs de compétences respectifs du Parlement et du Gouvernement. Soit le pacte était une loi («law») impérative et il revenait au Parlement d’en débattre, soit il s’agissait d’un dispositif souple («soft»), non contraignant, relevant du Gouvernement. D’ailleurs, quand on sait quelle place un autre pacte – je pense au Pacte fédéral de 1291 – occupe dans l’inconscient collectif helvétique, il était difficile de considérer le pacte des migrations comme un document sans portée contraignante.

Haute surveillance parlementaire

La nouvelle Constitution et la loi sur le Parlement ont aussi consacré le principe de la surveillance concomitante du Parlement sur les affaires du Gouvernement. Le Parlement a dès lors considérablement développé ses compétences de contrôle. Sans compter que les droits d’information et d’audition des commissions de contrôle ont été successivement élargis, à la suite de différents scandales.

Dans un tel contexte, les accrocs sont inévitables: dans un discours tenu l’année dernière, le chancelier de la Confédération reprochait au contrôle parlementaire de brouiller les responsabilités entre exécutif et législatif en intervenant très tôt dans la mise en œuvre de projets ou de décisions. Or la haute surveillance ne fonde aucun droit du Parlement à participer au processus décisionnel de l’exécutif.

Selon le chancelier, la tendance du Parlement à trop vouloir surveiller menace l’autonomie d’action et la capacité d’innovation de l’administration. A force de vouloir éviter toute erreur, le Parlement risque d’étouffer toute initiative et de conduire à la paralysie.

Pour reprendre notre image de tour à l’heure: à force d’entretenir la tension, on risque le claquage musculaire, l’hypertension vasculaire ou la panne électrique par court-circuit.

Si le Parlement doit se garder de vouloir tout contrôler au risque de paralyser l’administration, il est en droit de demander au Gouvernement de se doter des moyens de contrôler l’administration et de parer lui-même aux dysfonctionnements. Or, les affaires récentes de la Poste ou des grands projets informatiques ont montré qu’il y a encore du chemin à parcourir. Dans certains cas, il peut aussi être tentant pour le Gouvernement de se défausser sur le Parlement pour éviter de devoir exercer sa compétence de surveillance sur son administration.

Droit de veto sur les ordonnances

Dans le difficile équilibrage des pouvoirs, un nouvel instrument parlementaire se profile à l’horizon: l’introduction d’un droit de veto du Parlement sur les ordonnances.

A l’heure actuelle, les commissions parlementaires peuvent demander à être consultées sur les ordonnances du Conseil fédéral, afin de veiller que la volonté du Parlement soit respectée dans la mise en œuvre des lois. La consultation n’a cependant pas d’effet sur l’ordonnance et son adoption reste de la compétence du Gouvernement. Des voix s’élèvent particulièrement au Conseil national pour que la mise en œuvre des lois par le Conseil fédéral soit contrôlée de plus près.

Depuis 2002, plusieurs interventions parlementaires ont été déposées pour introduire un droit de veto sur les ordonnances et un projet de loi est actuellement en cours de discussion au Conseil national.

Ce «frein d’urgence», à n’actionner que lorsqu’une ordonnance contredit l’esprit de la loi, selon ses partisans, aurait une fonction préventive, afin d’assurer que la volonté du législateur soit mieux appliquée. Il renforcerait la légitimité démocratique des ordonnances gouvernementales qui pourtant, à la différence des lois fédérales, sont déjà soumises à un contrôle de constitutionnalité.

Les opposants considèrent que le droit de veto sur les ordonnances toucherait aux fondements des institutions. Le législatif empièterait sur la compétence d’exécution propre à l’administration et les deux pouvoirs seraient constamment en conflit. Les opposants craignent par ailleurs une élaboration moins consciencieuse des lois, l’alourdissement et le ralentissement du processus législatif ainsi que des implications sur les cantons.

Et où le Parlement s’arrêterait-t-il? A terme, on pourrait même imaginer un droit de veto parlementaire sur les ordonnances et règlements administratifs, voire sur les décisions individuelles.

Exercice par le Conseil fédéral de compétences du Parlement

Le mouvement de balancier est inverse dans certains domaines. Le Conseil fédéral cherche parfois à exercer des compétences dévolues au Parlement. Il a ainsi fait appel à son droit d’urgence pour édicter des dispositions relevant du Parlement lors du sauvetage de l’UBS. Invoquant la défense des intérêts du pays dans une situation extraordinaire, il a renoncé à la procédure budgétaire ordinaire. Le Parlement a réagi en adoptant la loi fédérale du 17 décembre 2010 sur la sauvegarde de la démocratie, de l’Etat de droit et de la capacité d’action dans les situations extraordinaires.

Il n’est guère étonnant que des situations de crise déclenchent des conflits autour de la répartition des rôles entre le Parlement et le Gouvernement mais le Conseil fédéral essaie également d’agir au-delà de son champ de compétences dans des cas moins spectaculaires, issus du quotidien parlementaire. C’est le cas quand un conseiller fédéral cherche à influencer le choix du conseil législatif qui débattra en premier d’un projet de loi. Ce lobbyisme gouvernemental n’est pas sans poser problème.

Le Parlement est aussi empêché de remplir pleinement son rôle d’organe délibérant lorsque le Conseil fédéral, faute d’une bonne planification, le sollicite pour traiter en urgence ses projets. Le Parlement doit alors travailler sous haute tension et les commissions n’ont pas toujours le temps d’examiner les objets avec le soin voulu. Dans un tel contexte, le Parlement ne peut remplir son rôle premier que de manière insuffisante et doit s’en remettre aux avis du Gouvernement.

Doser les tensions pour assurer le fonctionnement des corps politiques

Les tensions entre le Parlement et le Gouvernement sont nécessaires au fonctionnement de nos corps politiques. Souvent, la solution à un problème émerge grâce à l’énergie créatrice née de la tension entre le législatif et l’exécutif. Mais il faut trouver le bon dosage.

Des tensions trop fortes et c’est l’ankylose, la blessure ou la paralysie!

Parlement et Gouvernement ne sont pas antagonistes ou concurrents, mais partenaires. Chaque pouvoir doit donc exercer ses compétences de manière résolue et exiger de l’autre qu’il exerce pleinement les siennes.

La ligne de partage entre les pouvoirs législatif et exécutif peut certes varier, mais il me paraît important de ne pas y toucher sans raison et encore moins de manière définitive. On se gardera donc de légiférer pour régler des problèmes ponctuels ou supposés.

En cas de conflits, le bon sens et un pragmatisme mâtiné de fantaisie sont indiqués. Les entretiens de Watteville pourraient ainsi avoir une fonction régulatrice et créer des terrains d’entente. De même que les sujets suscitant des divergences entre le Parlement et le Gouvernement pourraient être discutés lors des réunions informelles entre le Conseil fédéral et les présidences des conseils.

La réponse est simple, le défi est de taille. Car Aristote l’affirmait déjà: la nature a horreur du vide. Si un pouvoir n’exerce pas sa compétence de manière résolue, le risque est grand qu’une autre autorité veuille le faire à sa place.

Mesdames, Messieurs,

Il en va de la séparation des pouvoirs comme des bons mariages; il faut parfois que chacun reste dans sa «chambre» pour que les relations demeurent harmonieuses …

Mais l’époque n’est malheureusement pas à la modération. Le doute paraît suspect. Le temps de la réflexion est compté. La confrontation est célébrée dans les discours et dans la vie quotidienne. Chacun se trouve un adversaire avant de se chercher un allié.

Heureusement, notre système politique repose sur des fondements suffisamment solides pour rester en bonne santé et équilibrer les tensions entre Gouvernement et Parlement.