​Madame la Présidente de la Chambre des Lords,
Mesdames et Messieurs les présidents des Sénats d’Europe,
Chers Collègues et Amis,
Mesdames et Messieurs,

A en croire certains, le « Printemps arabe », les « Indignés », « Anonymous », « Occupy Wall Street » ou encore les mobilisations éclair, les flashs mobs en bon français, annoncent une nouvelle ère : celles des citoyens-internautes, consommateurs d’images et d’émotions, de communion davantage que de communication. Ces cyber-citoyens conditionnent l’agenda politique. La Toile serait en passe de se muer en un espace de délibération collective et interactive. Des consensus émergeraient en dehors des assemblées des élus.

En un mot, nous serions entrés de plain-pied dans la cyberdémocratie et les élus seraient les seuls à ne pas le savoir. D’aucuns craignent même que nous ne parvenions pas à répondre à temps au défi du Net.

En Suisse, les deux tiers des députés de notre Conseil national alimentent régulièrement une page Twitter ou Facebook mais seul un sénateur sur dix « gazouille » ou partage ses impressions sur Facebook.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les plus jeunes élus entre 20 et 40 ans ne sont que 20% à utiliser les nouveaux médias sociaux alors que plus de 40% des élus de 40 à 60 ans y ont recours. Quant aux femmes, elles ne se distinguent guère de leurs homologues masculins en cette matière.

La réserve manifestée par les sénateurs suisses à l’égard des médias sociaux me paraît de bon aloi. Ils ont sans doute conscience du temps et des compétences qu’exigerait leur présence dans toutes les langues officielles sur les réseaux sociaux. Mieux vaut à mon avis s’abstenir si l’on ne peut pas inclure tous les citoyens dans sa réflexion.

D’autant qu’il y a beaucoup de manières d’habiter la Toile : à titre privé, à travers les blogs personnels, à travers le site de l’institution parlementaire, à travers les sites corporatifs ou partisans, les forums de discussion et jusqu’aux encyclopédies en ligne comme Wikipédia.

Il y a aussi profusion d’instruments : Twitter, Facebook, YouTube, et j’en passe.
Chers Collègues,

Je ne pense pas que les membres du Conseil des Etats suisse soient indifférents aux enjeux du Web social ou à leur « cyber-réputation ». Mais ils vivent dans un espace-temps différent de celui des nouveaux médias.

Notre Chambre des cantons ne fait pas qu’adopter ou refuser des propositions sur un mode binaire. Elle réfléchit, discute, pèse les intérêts en présence. Elle cherche le consensus et des solutions à long terme. Le travail législatif impose recul, distance et hauteur.

L’argumentation dialectique qui caractérise ce travail s’accommode mal du culte moderne de l’immédiateté. Les formules lapidaires requises par le format de 140 signes de Twitter ne peuvent rendre justice à la complexité des enjeux politiques.

Elles sont inadéquates pour refléter la patiente construction de majorités au sein de nos organes parlementaires. Or, la sagesse politique se nourrit souvent de la lenteur, de ce « train de sénateur » dont parlait déjà Jean de La Fontaine 1. Au Conseil des Etats, le trot est plus fréquent que le galop de cavalerie…

Par leur simplicité d’emploi, les nouveaux médias présentent même un danger pour l’institution parlementaire, comme le souligne le Guide à l’usage des Parlements publié par l’Union interparlementaire 2. Ils incitent, par exemple, les parlementaires à divulguer, de manière accidentelle ou inappropriée, des informations sur les votes de nos commissions préparatoires alors que leurs débats sont secrets. La tentation est grande aussi de rompre volontairement la confidentialité, afin d’être le premier à livrer une information sur les médias sociaux et de donner le ton. C’est finalement deux conceptions de faire de la politique qui se télescopent : la politique « on-line » et la politique « off-line ».

WikiLeaks nous a montré qu’à l’ère d’Internet, la lutte politique passait désormais aussi par la divulgation savamment orchestrée de données sensibles. Cela peut créer des attentes exorbitantes et mettre les élus sous pression en menaçant leur liberté et leur indépendance.

Sans doute les nouveaux médias vont-ils prendre une importance grandissante dans la communication politique comme avant eux la radio et la télévision. Mais de là à dire que Facebook et Twitter sont les supports par excellence du dialogue direct entre les citoyens, les militants et les élus, il y a un pas que je ne franchirai pas.

Les nouveaux médias relient effectivement le monde politique et la société civile et ils sont un moyen efficace d’atteindre les gens dans leur quotidien. S’ils sont de bonnes tours d’observation de l’opinion, ils sont avant tout des vecteurs de mobilisation, notamment lors des campagnes électorales.

Sur la Toile, les internautes sont attirés par les sources et les acteurs publics qui confirment leurs points de vue et leur vision du monde. Les médias classiques comme la presse écrite, la télévision et la radio continuent de confronter les courants d’idées et les leaders d’opinion. Ils éclairent le débat et mettent en présence les tenants de différentes tendances. Ils ont pour mission de produire une information solide et critique et de la situer dans un contexte.

Bien sûr, les médias sociaux apportent une dimension supplémentaire à la vie politique et d’autres occuperont les places qu’on laissera vides. Mais ces nouveaux médias ne sont pas en mesure de transformer ou de changer en profondeur la tonalité, la vitesse et la nature du dialogue démocratique en Suisse.

Dans notre pays de démocratie directe, les forces de proposition peuvent recourir au droit d’initiative ou au référendum. Récolter des signatures pour valider une initiative populaire ou un référendum est une seconde nature. Cela engage nos citoyens quotidiennement dans la politique, et pas seulement tous les quatre ans au moment des élections. Croyez-moi : ce n’est pas demain que l’on connaîtra la volonté du corps électoral par sondage électronique. Rien ne remplace le dialogue direct entre les élus et leurs électeurs sur la place d’un marché ou lors du porte-à-porte. Les réseaux sociaux permettent certes de prendre le pouls de la société, mais ils ne permettent pas d’apprécier son état de santé…

Si devenir des sénateurs « branchés » n’est pas la première préoccupation des membres des Chambres hautes, ce n’est pas un mal. Mais ce n’est pas une raison pour réduire les médias sociaux à des gadgets et négliger leurs possibilités de dialogue avec les électeurs. Je parle bien de dialogue ce qui présuppose une grande disponibilité et un échange d’arguments et de points de vues. Lorsque je consulte la Toile, j’ai souvent l’impression de lire une juxtaposition de « monologues » ou de « soliloques », qui présentent peu d’intérêt.

Instaurer une démocratie directe à travers Internet est une illusion. Instruments de la démocratie, les médias sociaux peuvent conduire à créer ce que Claudio Magris appelle « une assemblée pulsionnelle indistincte » 3 qui est la négation même de la démocratie et pourrait constituer le prélude de sa dégénérescence dont parlait déjà Tocqueville il y a cent cinquante ans.

Chers collègues,

Face à l’explosion du nombre des groupes d’intérêt sur le Net, les élus doivent garder la tête froide et le souci de l’intérêt public au sens le plus noble du terme. Nos sénats ne doivent jamais perdre de vue les enjeux fondamentaux de la vie en commun et ramener à leur vraie dimension les sujets mineurs mis en avant par de petits groupes et amplifiés par les médias sociaux.

Les médias sociaux représentent une formidable (grosse) caisse de résonance qui couvre souvent les autres instruments de l’orchestre. La musique n’en sort pas plus juste, ni plus harmonieuse…

Jamais un tweet ne permettra de relancer l’économie d’un pays, jamais une contribution sur Facebook ne permettra de créer des places de travail ou de stimuler l’innovation, bref de créer le bien commun. Les sénateurs doivent résister aux sirènes des discours populistes et des positions émotionnelles.  Ils doivent continuer à expliquer, à persuader, afin de faire progresser la conscience politique de leurs concitoyennes et concitoyens. Si les médias sociaux y contribuent, alors tant mieux ; sinon, tant pis.

Je vous remercie de votre attention.

 

1 Voir «le Lièvre et la Torture» (10ème fable du livre VI du premier recueil des Fables): «le Rien ne sert de courir; il faut partir à point. / (...) D'où vient le vent, (le Lièvre) laisse la Torture / Aller son train de Sénateur / Elle part, elle s'évertue / Elle se hâte avec lenteur. (...)»

2 Andy Williamson, Guide des médias sociaux à l'intention des parlements, UIP, Genève, mars 2013

3 Voir Claudio Magris, «Talk show, Internet et bla bla globale, Così comincia l'eclissi della politica», in: Corriere della Sera, Milan, 7 mai 2013, p. 32