​Madame la Présidente de la Chambre des Lords,
Mesdames et Messieurs les présidents des Sénats d’Europe,
Chers Collègues et Amis,
Mesdames et Messieurs,

C’est un grand honneur et un réel plaisir pour moi d’être aujourd’hui parmi vous, et je tiens à remercier nos hôtes, et en particulier la présidente de la Chambres des Lords, la baronne D'Souza, d’avoir si bien préparé cette XVe réunion de l’Association des Sénats d’Europe.

Permettez-moi de vous présenter le fonctionnement d’un parlement bicaméral exempt de toute hiérarchie, autrement dit un parlement où il n’y a ni chambre « haute » ni chambre « basse », ni « première » chambre ni « seconde » chambre.

Le Parlement suisse est composé de deux conseils : le Conseil national et le Conseil des États. Ces deux assemblées ont les mêmes compétences: elles s’occupent non seulement des mêmes affaires, mais elles exercent sur celles-ci les mêmes pouvoirs. Tous les actes du Parlement doivent obtenir l’approbation des deux conseils et la volonté d’une chambre ne peut l’emporter sur la volonté de l’autre. Ainsi, le pouvoir législatif, comme le pouvoir budgétaire et de contrôle d’ailleurs, est réparti de manière rigoureusement identique entre les deux chambres qui disposent des mêmes droits.

Ce bicamérisme parfait reflète le fédéralisme de notre pays : le Conseil national représente la nation toute entière alors que le Conseil des Etats reflète les différentes parties du territoire. La plupart des cantons dispose de deux sièges au sein du Conseil des Etats. Cette représentation, inspirée du Sénat américain, crée l’égalité entre les cantons et empêche une entité particulièrement riche ou démographiquement forte d’imposer sa solution au reste du pays. Ce système a également pour fonction de contrebalancer les décisions prises par le Conseil national dont les membres sont élus sur une base proportionnelle. Cet agencement permet donc de confronter, dans le même Parlement, au moins deux perceptions de la réalité socio-politique du pays, ce qui convient particulièrement bien à un Etat fédéraliste : une chambre exprime le principe national ; l’autre, le principe de l’égalité des Etats fédérés, les cantons.

Les deux chambres délibèrent séparément, de sorte que le Conseil national, comptant davantage de membres, ne peut pas mettre le Conseil des États en minorité. De même, la répartition des objets entre les deux chambres ne connaît aucune hiérarchie ni aucune priorité d’une chambre sur l’autre: l’examen d’un projet de loi débute tantôt au Conseil national, tantôt au Conseil des Etats. De même, chaque parlementaire, qu’il soit député ou sénateur, peut déposer des amendements ou des projets de loi qui, s’ils aboutissent, seront également examinés dans les deux chambres.

Ce sont les présidents des conseils qui s’entendent pour désigner le conseil prioritaire pour chaque affaire. La décision des présidents est contraignante ; en cas de désaccord, un tirage au sort les départage.

Enfin, et c’est là un point essentiel, toute décision du Parlement requiert l’approbation des deux conseils. Pour qu’un acte de l’Assemblée fédérale soit valable, il faut que les deux conseils aient adopté exactement le même texte, ce qui est loin d’être aisé. Les projets du gouvernement peuvent en effet être modifiés à volonté par des amendements émanant des commissions et des députés. Parfois, l’acte adopté par l’Assemblée fédérale n’a plus grand-chose à voir avec le projet qui avait été élaboré par le gouvernement.

Comment les deux chambres parviennent-elles à se mettre d’accord dans ces circonstances ?

Les chambres examinent les projets législatifs à tour de rôle. Si les chambres n’ont pas opté pour une formulation identique après la première lecture, une procédure de navette débute. Cette dernière permet à chaque conseil d’examiner trois fois un texte. Si des divergences subsistent, une conférence de conciliation est convoquée. Elle est composée de treize membres de chaque chambre et doit proposer une proposition globale susceptible d’aplanir toutes les questions restées en suspens. La proposition de la conférence de conciliation est à prendre ou à laisser. Si l’un des conseils la rejette, le projet de loi est définitivement rayé du rôle.

L’égalité des compétences entre les chambres du Parlement impose une manière de travailler très particulière. Cette dernière est fondée sur la conciliation et le compromis, sur ce que John Stuart Mill appelait cette « habitude salutaire, … consistant entre les deux chambres, à donner d’un côté et à exiger de l’autre ».

Les deux chambres entrent-elles souvent en conflit ?

Des études empiriques réalisées dans les années 1970 et 1990 témoignent d’une collaboration très consensuelle entre les deux chambres du Parlement. Ces dernières années, en revanche, les procédures d’élimination des divergences ont tendance à s’allonger et on assiste à une augmentation du nombre de conférences de conciliation.

La composition politique des deux chambres n’est pas étrangère à cette évolution : les deux principaux partis de la droite et de la gauche sont largement représentés au Conseil national tandis les partis plus centristes dominent au Conseil des États.

Ces configurations partisanes rendent le dialogue toujours plus intense entre les chambres afin d’obtenir la double majorité nécessaire. Ce dialogue s’exerce cependant dans un climat de respect réciproque et chaque conseil est amené à faire des concessions. « Si, pour finir, une volonté semble l’emporter sur l’autre, cela peut être dû à l’état de l’opinion publique ou alors à la force respective des convictions. » Il est rare qu’un désaccord entre les chambres ne soit pas surmonté : depuis 1992 jusqu’à ce jour, 90 conférences de conciliation ont été nécessaires ; dans huit cas seulement leurs propositions ont été rejetées, ce qui représente un taux d’acceptation de plus de 90%.

On le voit, les deux chambres sont condamnées à s’entendre, ne serait-ce que par respect des électeurs. En effet, dans notre système de démocratie directe, toute décision du Parlement peut être remise en question par un vote populaire. Ainsi, les parlementaires sont tenus de présenter des projets capables de réunir de larges majorités, ne serait-ce que pour éviter un désaveu populaire lors d’un référendum.

Cette volonté de s’entendre est inscrite dans l’ADN du Parlement. Etat né de la volonté de ses membres, la Suisse est très soucieuse de sa cohésion et veille à ce que la collaboration entre les deux chambres reste très étroite, donnant corps au fameux « compromis helvétique » qui repose sur la prise en compte des intérêts de chacun.

Cette recherche du compromis constitue une qualité essentielle pour faire de la politique en Suisse. Cela exige une certaine intelligence : les députés et les sénateurs de tout bord apprennent rapidement à modérer leurs exigences et à admettre en partie celles de leurs adversaires. Cette manière de faire de la politique paraît à certains timorée et lente. Les bretteurs d’estrade sont rares : le spectacle y perd assurément en attrait, mais l’efficacité du système a fait ses preuves sur le long terme et contribue à la stabilité du droit.

Chers collègues,

Les Chambres fédérales ont des compétences identiques, nous l’avons vu. Mais la perception de leur rôle respectif s’est considérablement modifiée depuis la création de l’Etat fédéral en 1848. A l’origine, le Conseil national représentait la nation suisse naissante ; c’était l’organe du progrès politique et il se comportait avec l’arrogance que lui conférait sa jeunesse. Le Conseil national était alors la chambre dominante qui s’octroyait le premier rôle sur les dossiers les plus importants ; le Conseil des États était beaucoup plus timide et il renonçait souvent à apporter des modifications aux projets qui lui étaient transmis. De fait, à cette époque, la carrière d’un homme politique commençait au Conseil des États et l’élection au Conseil national représentait une promotion politique.

La situation actuelle est sensiblement différente : les dossiers sont répartis également entre les conseils, qui n’hésitent pas à prendre des décisions divergentes lorsqu’ils le jugent utile. Bonifié par le temps, le Conseil des États a gagné en prestige sans que son statut institutionnel ait été modifié. Il est aujourd’hui courant, pour un membre du Conseil national, d’aspirer à devenir membre du Conseil des États, l’inverse étant extrêmement rare et plutôt accidentel.
Nos deux conseils se distinguent aussi par leur esprit et leur façon de travailler. Le Conseil national est le théâtre de vifs affrontements politiques entre les partis.

La « grande chambre » est plus bruyante, mais aussi plus anonyme que la « petite chambre ». Les débats y sont strictement réglés pour que les séances puissent finir à l’heure. En comparaison, le Sénat est plus calme. Représentant d’abord les cantons, il privilégie la réflexion, les discussions factuelles et la sobriété et il est moins sensible aux programmes des partis que la Chambre du peuple.

Vous le voyez, Conseil national et Conseil des Etats sont deux organes que beaucoup semble opposer : leur mode de travail, le mode de sélection de leurs membres, leur composition et la perception de leur rôle. Et pourtant, ces deux organes ont développé au cours du temps un « art du rapprochement » dans la poursuite de l’intérêt commun.

Ce n’est pas la moindre de leur réalisation.

Je vous remercie de votre attention.